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Un dernier rendez-vous escamoté

Ce soir, "La grande librairie" sur les morts, le chagrin de la disparition. Quel est mon chagrin, au-delà du manque ? C'est celui d'avoir escamoté le dernier rendez-vous avec ma mère. Nous n'étions pas seules, elle et moi, comme nous l’avions été toutes ces dernières années. Ce moment que j'ai dû partager avec mon frère m'a été volé par l'effervescence du déménagement. Il fallait libérer la chambre de l'Ehpad, rassembler ses vêtements, emporter les bibelots, les tableaux accrochés pour composer un semblant de « chez soi ». D’un coup, il a fallu défaire en quelques minutes, ce que nous avions installé avec tant d’hésitation, de minutie lors de son entrée dans cet établissement. Dans cette effervescence « déménagière »***, dans cette fuite pour vider la pièce, un autre vide l’a engloutie. Nous emportions les meubles, nous passions devant le lit où elle était couchée, comme si ce lit était vide, comme si la mort en plus de lui retirer le souffle de la vie, avait également fait disparaitre ce qui existait encore, son corps. Je n’ai pas dit adieu à son corps. Je n’ai pas caressé son visage. Je n’ai pas observé à travers mes larmes l’immobilité de son sourire. Je ne pleurais pas, trop occupée à déménager. Je n’ai pas osé, alors que la voiture était chargée, que mon frère m’appelait pour partir, je n’ai pas osé prendre ce temps de lui dire adieu. Revenir dans cette chambre où il ne restait qu’elle, m’asseoir sur le rebord du lit, poser un dernier baiser sur son front, respirer le parfum de lavande avec lequel elle se frictionnait tous les jours. J’ai manqué notre dernier rendez-vous.

 

Ecrit le 18 janvier 2023.

 

*** « déménagière » est un mot inventé, mais c’est une licence des écrivains que d’imaginer des mots qui n’existent pas dans le dictionnaire.

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