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Les disparus

C’était une fin d’après-midi.  Le vent soufflait en rafales. La cime des arbres s’agitait en tous sens alors qu’un ramassis de nuages s’amoncelait, menaçant le ciel de leur forfait hivernal. Un temps de saison quoi ! Je ne sais pourquoi le terme « disparus » s’est infiltré dans mon esprit. Je songeais à ma famille. Là où d’autres envisageait déjà les soirées de Noël et du Jour de l’an à venir, je ne voyais en évoquant le mot « famille » qu’un patchwork hétéroclite rempli de trous, d’absence, d’oublis, de disparitions, d’individus effacés de ma mémoire, de mon histoire, disparus   à jamais.

 

Je commençais à égrener la liste en partant des plus proches, ceux issus de la branche paternelle.

L’oncle René et la tante Jeanne, ont eu une fille… ! L’oncle René et la tante Jeanne, ont eu une fille…à peine entamé le tour de piste, je dois m’aider du répertoire familial.

L’oncle René et la tante Jeanne, ont eu une fille :  Evelyne est ma cousine germaine.

L’oncle Fernand et la tante Denise, ont eu cinq ou six enfants ? Le casse-tête prend forme.

Il y eut Gérald, le seul garçon, décédé très jeune, avant la trentaine.

Puis Patricia, Bernadette, Raymonde, Gildas. Il me semble qu’une petite dernière complétait la fratrie, mais l’ai-je rêvé ? Aucun prénom ne me revient. De ses cinq là, mes souvenirs n’évoquent que les filles. Le cousin est vite passé aux oubliettes. Je me rappelle la tignasse de cheveux bouclés et noirs de Patricia. Sa peau foncée lui donnait comme à son père, l’air d’une arabe. Le mystère demeurera toujours. Ma grand-mère aurait-elle « fauté » avec un ouvrier agricole algérien pour engendrer un petit dernier au teint bistre et aux cheveux noirs et crépus ?

Ma deuxième cousine, Bernadette, a le teint olivâtre, les yeux inquisiteurs, le visage long et fin comme un museau. Elle ressemblait à une fouine dont elle avait le caractère. Du fin fond de l’enfance remonte une féroce antipathie à l’égard de cette cousine, quelque chose de viscéral, d’incontrôlable et de puissant. De là sans doute provient mon dégoût pour le prénom Bernadette.

Raymonde, peau blanche, cheveux noirs bouclés, je n’ai d’elle que l’image d’une très jeune enfant potelée, rieuse. Quant à la dernière, Gildas, aucune image. L’impression fugace qu’elle a existé, mais aucune certitude. Un de ces fantômes qui peuplent le monde incertain des souvenirs.

 

Sur le versant maternel, la liste est courte mais tout aussi brumeuse.

Ma mère n’avait qu’une sœur, Céleste dont le prénom rime avec funeste. Je ne connaitrai jamais le secret qui entoure ma tante, car tous les protagonistes sont morts. Il semble que cette femme ait été détestable et détestée de sa propre fille, ma cousine Jacqueline. Cette dernière a fui sa mère dès qu’elle a pu. Un mystère entoure aussi cette cousine avec laquelle ma mère a correspondu pendant des années. Elle s’est évaporée du jour au lendemain. La légende dit qu’elle aurait rencontré un homme, un asiatique et qu’elle l’aurait suivi dans son pays, mais lequel ? L’Asie est vaste.

 

Toute cette généalogie de disparus compose un tableau pointilliste. De près, on ne distingue que des taches, de loin, cela ressemble vaguement à l’idée qu’on peut se faire d’une famille. On imagine une grande tablée, un dimanche d’été, une photo prise d’un peu loin. Les silhouettes sont floues, mais on distingue bien l’oncle René et son visage rond de gros bébé joufflu. En bout de table, la grand-mère, aux contours massifs et anguleux, dépasse d’une tête tous les convives. Mère-grand trône sur la famille, prête à manger tout cru les petits enfants turbulents autant que ses brus. En fait, c’est elle, le loup de l’histoire du petit chaperon rouge. En bout de table, les femmes des fils, ces voleuses ! Ah oui, j’ai oublié de préciser que ma grand-mère maternelle n’a eu que des fils, tandis que du côté maternel, c’est l’inverse. Les filles n’étaient pas les bienvenus chez Mère-Grand, même si ses propres enfants lui ont donné plus de petites filles que de petits fils. Même si elle a réussi à « effacer » totalement son « homme » du tableau. C’est vrai, ça ! C’est le grand-père qui aurait dû trôner en bout de table. Mais où était-il ? Disparu dans les volutes de fumée des gitanes qu’il fumait en solitaire sur le balcon où sa mégère et intraitable épouse le reléguait.

 

Dans la tablée maternelle, plus petite, les images sont aussi plus nettes. Une mamie pomme d’api aux joues roses et rebondies, un grand-père blond aux yeux bleus azuréens. Blond vénitien, comme la ville où il est né. A Venise les fantômes glissent en gondole sur le grand canal. Parmi eux, perdus dans l’anonymat des masques, la famille de mon grand-père maternel a disparu dans les brumes de la lagune. J’ai connu presque toutes les sœurs de ma grand-mère maternelle (une famille de filles, je vous l’ai dit) : la tante Zina, la tante Angelina, Clara, …les filles Ribolzi.

Du côté de Jean-Baptiste le grand-père, ce n’est que mystère.

 

Et puis, il y a les disparus, les vrais, les seuls qui comptent, qu’on ne reverra plus, qu’on a tant aimé, au-delà des querelles et des incompréhensions de jeunesse. Mon père et ma mère ont quitté ce monde, mais ils sont à jamais dans mon cœur. Leur disparition n’est que physique. Ils vivent en moi, avec moi, à travers moi. Plus je vieillis et plus on me dit que je ressemble à ma mère. Quel magnifique compliment, moi qui l’ai toujours trouvé très belle.

La tempête s’était enfin calmée. Je refermais l’album de photos, dont la plupart des visages m’étaient inconnus. Et pour nombre d’entre eux, si certains traits m’évoquaient vaguement un souvenir, j’étais incapable de nommer celui ou celle qui figurait sur le cliché en noir et blanc, que le temps estompait déjà.

Le passé n’existe plus. C’est un temps disparu, effacé, oublié que la nostalgie tente en vain de retenir.

 

 

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